2003 : Pedigree (Simenon)

 

Elle ouvre les yeux et pendant quelques instants, plusieurs secondes, une éternité silencieuse, il n’y a rien de changé en elle, ni dans la cuisine autour d’elle ; d’ailleurs, ce n’est plus une cuisine, c’est un mélange d’ombres et de reflets pâles, sans consistance ni signification. Les limbes, peut-être ? 
Y a-t-il eu un instant précis où les paupières de la dormeuse se sont écartées ? Ou bien les prunelles sont-elles restées braquées sur le vide comme l’objectif dont un photographe a oublié de rabattre le volet de velours noir ?
Dehors, quelque part - c’est simplement dans la rue Léopold - une vie étrange coule, sombre parce que la nuit est tombée, bruyante, pressée parce qu’il est cinq heures de l’après-midi, mouillée, visqueuse parce qu’il pleut depuis plusieurs jours ; et les globes blêmes des lampes à arc clignotent devant les mannequins des magasins de confection, les trams passent en arrachant des étincelles bleues, aiguës comme des éclairs, du bout de leur trolley. 
Élise, les yeux ouverts, est encore loin, nulle part ; seules ces lumières fantastiques du dehors pénètrent par la fenêtre et traversent les rideaux de guipure à fleurs blanches dont elles projettent les arabesques sur les murs et sur les objets.

     Georges SIMENON Pedigree, 1958.

 

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